Quelques pages du journal d'une cancéreuse
Lundi 25 octobre
Paris m’aide à vivre. Depuis que j’ai mon appartement, je ne me lasse pas d’admirer la vue de ma terrasse. Au dessous de moi, le canal s’étire, passe sous le seul pont hydraulique de Paris et s’en va vers la rotonde de La Villette, en s’élargissant paresseusement pour abriter à droite quelques péniches et petits bateaux : ce petit port improvisé va de pair avec les animations d’été : Paris Plage où des activités variées sont proposées (pédalos, croisières en bateau, barques avec rames….La nuit, c’est encore plus beau car de chaque côté du canal, des lampadaires sont allumés : il y a une sérénité qui plane : de rares noctambules traînent encore mais les échos de leurs voix se perdent dans la nuit. Nuit sereine qui rend Paris si beau ! Beau parce que la Tour Eiffel, dans le lointain, scintille par intermittences et un faisceau lumineux balaie les façades des immeubles. A côté du canal, des jeux de lumière ponctuent les différents étages de l’hôtel le plus proche du pont de Crimée sur le canal. C’est Paris qui se love à mes pieds. Paris devient le phare vers lequel je me tourne dans la journée. Dès le matin, je vais sur ma terrasse prendre mon petit déjeuner pour profiter du calme du canal, de la place qui le longe.
Paris, ville qui m’ensorcelle depuis des années. Paris, qui m’a tout appris. Je fais mienne la formule de Sacha Guitry : « on ne naît pas à Paris, on y renaît ».
En effet, c’est en assistant aux concerts que je me suis passionnée d’abord pour la musique classique ensuite pour l’opéra. En fait, à Paris, la culture est à la portée de tous. L’art est à tous et à chacun. On ne compte pas les expositions, les manifestations partout dans chaque arrondissement.
Dans ma lutte contre le cancer, Paris est l’élément fondamental : pas seulement parce qu’à Paris existe des centres spécialisés « contre le cancer », des centres « accueil cancer de la ville de Paris » mais aussi parce que la ville elle-même tout entière participe à mon traitement : quel meilleur remède que d’assister à un bel opéra, une bonne pièce de théâtre classique, un concert de musique classique !
Voilà, ce que je peux écrire aujourd’hui pendant que je ne suis pas trop fatiguée par la chimio.
Mardi 26 octobre
Aujourd’hui, j’avais rendez-vous avec la psychologue de l’accueil cancer de la ville de Paris, sur les quais du canal Saint Martin. Aussi, j’ai choisi d’y aller à pied reprenant encore une fois ce parcours que j’aime.
En sortant de chez moi, je me dirige immédiatement le long du canal de l’Ourcq. Face au pont classé de Crimée qui fait le dos rond d’une rive afin que les piétons gravissent ses escaliers. Le seul pont hydraulique de Paris constitue une attraction, surtout quand les péniches passent. C’est un évènement de voir le tablier du pont se lever afin de laisser passer les chalands.
De chaque côté, les anciens magasins du siècle précédent dressent leur silhouette jumelle. Reconvertis en café restaurant hôtel ou en foyer d’étudiants, ils encadrent le bassin de La Villette.
Au loin, la rotonde de La Villette ferme la perspective. Du côté droit des bateaux amarrés donnent un petit air de port de plaisance au Canal de l’Ourcq. Près de la rotonde de La Villette, l’écluse attire les promeneurs quand le bateau-mouche de Canauxrama passe franchissant les diverses étapes de l’écluse. Les deux cinémas qui se font face drainent une foule de jeunes, de moins jeunes, ravis de temps à autre, de prendre le petit bateau qui passe d’une rive à l’autre pour emmener les cinéphiles dans l’un ou l’autre bâtiment
Après être passée sous le métro aérien, je descends jusqu’au bord du canal Saint Martin : c’est plus sauvage face au quai de Jemmapes, une autre écluse se dessine, attirant le regard. Mais j’aime surtout m’arrêter devant la façade réhabilitée de l’hôtel du Nord. Reconverti en café cet hôtel rappelle les paroles immortelles d’Arletty « Atmosphère, atmosphère ». Un pont en dos d’âne s’élance d’une rive à l’autre parmi les frondaisons. De ce quartier très populaire au XIXème et début du XXème, Paris, qui transforme le banal en lieu mythique, a fait un lieu « branché », témoins les enseignes des magasins d’habits, de fleurs, surtout l’arrêt obligé des bateaux-mouches qui remontent les canaux depuis Bastille et les jeunes qui piquent niquent assis tout le long du canal illustrent l’appropriation de ces lieux si souvent décrits par Simenon.
Mais il faut s’arracher à la nostalgie du passé, pour aller parler avec la psychologue de l’accueil cancer de la ville de Paris : c’est moi qui parle plutôt. La personne qui m’écoute est souvent obligée de m’interrompre quand l’heure est passée. Parler, ce n’est pas pour moi un vain bavardage humain, c’est une façon de mettre en « mots » « mes maux » reprenant le titre du livre de Marie Cardinal.
Je suis intimement persuadée que les cinq cancers que j’ai eus, ont été causés par les blessures à l’âme, surtout la récidive de 1998, le cancer de 2001 et la récidive de cette année. Il me semble que j’ai fui, longtemps cette réalité.
Il est tard : je te quitte, journal : je te reprendrai demain.
Mercredi 26 octobre 2010-10-24
Aujourd’hui, j’ai dû aller passer mon IRM à la fondation Rothschild, près du parc des Buttes-Chaumont. Aussi j’ai eu l’occasion de revoir le parc des Buttes-Chaumont. J’aime ce parc aux allées sinueuses, aux pelouses autorisées, au lac , aux rochers, à la passerelle, au petit temple, copie réduite d’un temple grec.
Mais j’avais un pincement au cœur avant cet examen : d’abord comme toutes mes veines ont sautées à cause de la chimio de 1998, je redoute toute perfusion. Ensuite, les lancinantes douleurs à l’oreille et au côté gauche de la tête m’inquiètent : j’ai atrocement peur d’un cancer à la tête.
Cela me projette en 1991 quand ma pauvre mère est morte d’un cancer à la tête, seulement six mois après avoir eu une attaque. Et pourtant, là encore, j’avais alerté ses deux médecins généralistes qu’elle s’endormait à table, en parlant même dans l’après midi, deux ou trois ans avant ce malheur.
Et ils s’étaient moqués de moi disant que comme j’avais eu deux cancers, je m’imaginais que tout le monde avait un cancer, il valait mieux dormir trop que pas assez (etc….).
Ce vendredi 8 mai 2015
Le cancer, c'est les autres ! le cancer, c'est plus dur quand il touche quelqu'un qu'on aime !
Je suis guérie maintenant (du moins en rémission) mais chaque jour, une pensée me vrille la tête : ma mère est morte en six mois sans que je puisse réussir à la sauver, devant des médécins qui, d'emblée déclarèrent qu'elle était perdue !